Sur les traces du migrant clandestin : Entre l’enfer du trajet et l’horreur de la réalité
6 mai 2024Ils ont tous un parcours. Une histoire à raconter. Partis du Sénégal, du Mali, de la Guinée, du Burkina Faso, du Nigéria, de la Côte d’Ivoire, du Cameroun, de la Tunisie, du Maroc entre autres pays, ces populations, à la recherche d’un avenir meilleur, prennent des risques énormes, au péril de leur vie. En pirogue, ils bravent la mer pour se rendre en Europe. Marie Louise Ndiaye, réalisatrice de ce documentaire, retrace le parcours du migrant. Du Sénégal en France en passant par les îles Canaries et l’Italie.
Même dans son plus profond sommeil, Bargny rêve de ses enfants, disparus en mer. Située sur la côte Sud de la presqu’île du Cap-Vert, 30 kilomètres la séparent de Dakar, la capitale du Sénégal. Avec une population de 60. 898 habitants, 92% sont des lébous, répartis entre Bargny Guedj, Ngoude, Miname, Mboth, Médinatoul Mounawara. Leur activité principale est la pêche. Ce dimanche 04 février 2024, rien d’exceptionnel à Bargny Guedj. Une dizaine de petites pirogues tanguent au rythme du vent matinal. Toutes reviennent de haute mer. Parmi les pêcheurs, Omar. Artiste et animateur culturel, il a promis de nous mettre en rapport avec des jeunes, candidats malheureux à l’émigration irrégulière en Espagne. Beaucoup rechignent à parler.
7 heures 30 du matin. Omar a encore du mal à convaincre ces pêcheurs, dans leur pirogue, flottant au large. Après plusieurs navettes, Mamadou Diop, 35 ans, et Etienne Kadam, 23 ans, acceptent de raconter leur histoire. Seulement, il faudra patienter. Les jeunes, qui viennent juste de débarquer, déchargent leur pêche du jour dans une charrette. Une pêche pas du tout fructueuse. De petits poissons (Youss en Wolofs), utilisés pour la fabrication de bouillons. Ils n’ont eu que ça. Et s’en contenteront.
Des passagers ont perdu la raison. Dans leur délire, ils disent vouloir prendre une voiture et rentrer. D’autres, que leur maman les appelle.»
A 9 heures, Etienne et Mamadou, au bord de la pirogue d’Omar, retracent le film de leur mésaventure. Au large de cette mer agitée, les vagues giflent la pirogue qui tangue. Avec cette eau déchaînée, il faudra garder l’équilibre pour ne pas faire basculer la petite embarcation. Les deux pêcheurs ont l’habitude. Comme s’ils étaient en terre ferme, ils confient leur rêve brisé. Etienne commence. Il y a trois mois, il avait tenté de parcourir 1600 kilomètres en pirogue pour se rendre dans les îles Canaries. «Si j’ai décidé de partir d’ici, c’est parce que notre activité de pêche ne nous rapporte plus rien. On ne cherche qu’à avoir un avenir meilleur. Le jour du voyage, l’embarquement des passagers a commencé à 15 heures. Avant 20 heures, les réglages étaient bouclés et on est parti.» Un voyage qui ne se passera pas comme prévu. « Je ne peux pas tout dire. Je ne voudrais pas décourager les autres candidats qui vont penser que ce que nous avons vécu se passe dans toutes les pirogues, car dans la nôtre les gens déliraient et racontaient des choses irréelles. Ce sont des personnes qui ne savent rien de la mer et se retrouver là-bas durant des jours est un choc. Certains disaient vouloir prendre une voiture et rentrer chez eux alors qu’ils sont dans la pirogue.»
A ce malaise, s’est invité le mauvais temps. Un caprice de la nature qui les rattrape, 3 jours après leur départ. Certains proposaient de continuer, d’autres voulaient rentrer. « Des passagers ont perdu la raison, d’autres sont tombés malades et s’affalaient dans la pirogue. A la fin, le retour s’imposait. Même étant des pêcheurs, face à ces gens qui pleurent, qui crient, on avait aussi paniqué. A un certain moment, je ne croyais plus que j’allais revenir en terre ferme.» Le capitaine aussi n’en pouvait plus. En Mauritanie, il coupe son moteur. C’est la fin du voyage pour Etienne et ses compagnons de trajet.
Voir la maman de la petite, qui n’avait même pas un an, étreindre son bébé mort, m’a brisé»
Mamadou Diop a connu le même sort qu’Etienne. Mais son voyage a été plus tragique. « Je fais partie des passagers de la pirogue de Bargny qui avait chaviré en Mauritanie. Il y a eu des morts.» Comme Etienne, il n’a pas payé de ticket de voyage. « Nous sommes de Bargny, on sait quand les pirogues partent. Parfois, les capitaines demandent aux pêcheurs qui veulent se rendre en Espagne d’embarquer avec eux car on maitrise la mer. On a voyagé avec des Maliens, des Gambiens, des Guinéens entre autres. On était devenu une famille. En sept (7) jours, on a scellé des relations comme si on était des frères et sœurs. On prie pour les morts… » Dans cette pirogue, ils étaient presque cent (100) passagers. «Le jour du naufrage en Mauritanie, on a fait le tour du pont pour nous rediriger, une vague nous a frappés et la pirogue a basculé. Ceux qui savent nager se sont sauvés. Les autres se sont débrouillés pour sortir de l’eau. Le militaire nous a parlé de 13 morts. Devant nous, les corps ont été transportés. Mais, à notre retour de Bargny, on nous a dit que d’autres corps ont été repêchés… Parmi les morts, je connaissais deux femmes de même père et même mère. J’avais appris qu’une autre personne, leur frère, en faisait aussi partie. Une petite aussi est morte dans cette tragédie. J’étais la dernière personne à l’avoir porté. Sa mère habite à Bargny. Des Maliens, des Gambiens sont aussi morts. » Une épreuve douloureuse que Mamadou n’oublie pas. « Beaucoup d’habitants de Bargny ont de la peine pour moi. Ils savent que cette tragédie m’a marqué. J’ai pu sauver des vies mais si je pouvais en sauver plus, je l’aurais fait. »
Le matin, quand l’heure du rapatriement est arrivée, Mamadou a failli craquer : « Voir la maman de la petite, qui n’avait même pas un an étreindre son bébé mort, m’a brisé» Les mots de la dame résonne toujours dans sa tête. «Elle m’a dit : Ta chérie est morte. Je pense que tu es le dernier à l’avoir tenu dans tes bras. A chaque fois que je vois sa mère, je pense à la petite. On avait 3 enfants dans l’embarcation. Le plus petit avait 4 mois.»
On part en Espagne pour travailler et non pour voler. Ce message est pour ceux qui nous dénigrent »
Un échec qui ne décourage pas pour autant ces deux pêcheurs. A la prochaine occasion, Etienne dit qu’il se lancera encore. « Si c’était à refaire, je le referais. On manque d’espoir au Sénégal. On présente nos condoléances à tous ceux qui ont perdu la vie en mer et prie pour tous les disparus. La pirogue de Bargny qui a disparu, plusieurs membres d’une même famille en font partie. Trois personnes de même père et même mère entre autres exemple. Si l’espoir était encore permis dans ce pays, jamais on ne prendrait de tels risques.» Etienne est catégorique : « La jeunesse sénégalaise a longtemps été dans la galère. On travaille sans pouvoir épargner le moindre sou. On a même du mal à satisfaire nos besoins. 90 % de la jeunesse de Bargny sont partis. Toute personne qui prend la mer c’est pour un avenir meilleur. On part en Espagne pour travailler et non pour voler. Ce message est pour ceux-là qui nous dénigrent. Avant de le faire, les tenants du pouvoir devraient se rapprocher de la population pour connaître leur quotidien. Il arrive que trois frères partagent la même chambre. Si quelqu’un se marie, les autres vont dormir chez leurs amis. Vous imaginez, travailler 10 ans sans ne rien avoir en poche.» Mamadou aussi projette de partir si une nouvelle occasion se présente. «On savait en prenant la pirogue que nous pouvions perdre la vie, s’arrêter en Mauritanie ou arriver à bord. On pouvait aussi atterrir en prison. Peut-être que les autres vont hésiter mais nous sommes des pêcheurs. A chaque fois que le temps sera bon et que l’occasion se présentera, on se lancera.»
En 1978, j’avais 10 ans, les pêcheurs déversaient les poissons ici. Il y en avait tellement que l’on ne savait même pas quoi en faire. En moins de 40 ans, on a tout perdu. »
Le cœur déchargé mais encore lourd de ressentis, Etienne et Mamadou reprennent le train-train quotidien de leur vie. Entre la pêche et les activités du quartier, ils scrutent sans cesse une lueur d’espoir qui éclairera leur existence incertaine. Une incertitude qui leur fait prendre de tels risques. Au péril de leur vie ! Qu’est-ce qui peut pousser des pêcheurs de l’âge d’Etienne et Mamadou à voyager dans de telles conditions ? Youssou Dionne de l’Ong Amjob de Bargny a la réponse : « En 1978, j’avais 10 ans, les pêcheurs déversaient les poissons ici. Il y en avait tellement que l’on ne savait pas quoi en faire. En moins de 40 ans, on a tout perdu. Durant l’année, on a des poissons que durant deux mois. Les jeunes sont obligés de pêcher dans d’autres villes. A Bargny, ils ne trouvent plus grand-chose.»
2500 personnes sont parties de Bargny. Parmi eux, des enfants, des adolescents et des jeunes»
« Entre la rue d’Europe et une chambre pleine de moustiques en Afrique, le choix est vite fait »
Bargny fait partie des zones les plus touchées par l’émigration irrégulière. La pirogue, transportant le plus grand nombre de migrants, arrivée en Espagne, le 03 octobre 2023, est partie de Bargny. Ici, les populations parlent de 320 passagers. Mais officiellement, le nombre avancé est de 278 migrants dont 10 mineurs. Ils étaient tous vivants. Le capitaine, qui est revenu au Sénégal, a failli se confier à nous. A la dernière minute, il s’est rétracté. L’homme est recherché par les forces de l’ordre, nous souffle la source. Et ne voudrait pas se jeter dans la gueule du loup. On ne saura pas le nombre de personnes qu’il a personnellement fait traverser. Youssou Dionne nous donnera le nombre de départ à Bargny. « Des statistiques sont en train d’être réalisées au niveau national avec le Forum mondial dirigé par Mignane Diouf. Mais au niveau local, la première simulation faite nous a permis de retenir que 2500 personnes sont parties de Bargny. Parmi eux, des enfants, des adolescents et des jeunes. On a beaucoup perdu. On avait pour projet d’accompagner les jeunes de Bargny à partir de 12 ans afin de suivre leur éducation, avec un programme d’accompagnement jusqu’au Bac mais à quoi bon maintenant ? On ne voit plus l’impact. A Bargny, des jeunes qui ont des licences et Masters traînent comme les autres. Ils n’ont plus espoir, donc partent. Si le climat était encore favorable, d’autres s’en iront. Rien ne les retient. Ce pays a besoin d’une refonte totale. En commençant par moi. Si ceux-là qui étaient craints sont, aujourd’hui, accusés de corruption et se retrouvent comme sujet de débat sur Tiktok, qu’est-ce que l’on fait ici ? On est arrivé à un niveau où chacun doute de la crédibilité de l’autre. Dans un pays comme ça, on devrait voir comment le rebâtir. On ne dira à aucun jeune de ne pas partir. Ceux qui devaient être les donneurs de leçon ne peuvent plus le faire car la population n’a plus confiance en eux. La population qui reçoit de l’argent du politique est consciente que l’argent est détourné, mais elle encaisse. Si des croyants arrivent à un tel niveau de réflexion, une remise en question s’impose. Oui, si le temps était favorable, les jeunes et les femmes qui transforment le poisson à Khelcom, partiront encore. Qu’ils dorment dans la rue. Entre la rue d’Europe et une chambre pleine de moustiques en Afrique, le choix est vite fait.»
Bargny n’est pas la seule zone touchée. Mais le mal y est profond. « Il faudra un plan décennal afin de pouvoir régler le problème. Sinon, on va continuer ainsi avec des gens qui font semblant de vivre alors que ce sont des cadavres ambulants. Ces jeunes qui sont partis, s’ils se retrouvent à table le matin avec un verre d’eau, un croissant, ils se diront être au paradis. Pourquoi reviendront-ils ici ? Que font-ils dans un tel endroit ? Qu’est-ce que l’on peut bien faire dans un tel endroit ? Nous sommes salariés mais, à la fin du mois, on peine même à régler nos dépenses basiques. Tout fonctionnaire honnête ne peut construire sa maison qu’avec un prêt bancaire. Je ne sais pas nager sinon j’allais partir ce samedi. Qui peut aller en Europe n’a qu’à partir. Nous avons bâti l’Europe, alors allons-y. Ces mots, je l’ai dit en présence de la Confédération des Travailleurs de France (Cgt). Quand j’en parlais ce n’est pas maintenant. Depuis 1999. L’émigration n’avait pas cette ampleur. »
Les autorités ont laissé les bateaux étrangers pêcher sur nos comptes au détriment de ceux sénégalais »
A 22 kilomètres de Bargny, Toubab Dialaw aussi confesse ses peurs. Village de 2913 habitants de la communauté rurale de Yenne, c’est un coin où il fait bon vivre. Sous la caresse d’un vent frais qui se mélange à la brise marine s’échappant de la plage, ce doux coin de l’arrondissement de Sangalkam sait charmer toute personne qui y entre. Mais, il est aussi frappé par l’émigration. Ibou Ndiol, pêcheur. « Si les jeunes prennent la pirogue, c’est parce que la vie est chère. Ce n’est pas facile d’entendre les gouvernants parler de milliards alors qu’ils tirent le diable par la queue.» Pourtant, Ndiol ne veut rien du Vieux Continent. « J’ai été en Espagne de 2001 à 2005. Je travaillais dans un bateau. Être migrant là-bas n’est pas facile. Les migrants souffrent beaucoup. Mais, actuellement, la vie au Sénégal est pire. Le jeune qui va en Europe peut certes faire le même travail qu’il faisait au Sénégal ou même pire mais au moins il gagne de l’argent. Après quelques années en Espagne, il peut construire une maison alors que s’il reste au Sénégal, il va s’entasser dans une maison avec dix personnes.»